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Cela faisait un petit moment qu’il chutait ferme, à pic pour ainsi dire, le long d’un genre de puits sans fond et sans parois, complètement sombre, comme on en voit dans les rêves, ce pourquoi précisément il avait d’abord pensé, passé le choc de la surprise, être impliqué dans l’un de ces fulgurants cauchemars d’où l’on ne se tire qu’in extremis et tout en sueur, à deux doigts du grand péril, sans même avoir eu le temps de pousser un cri. 
Mais, quoiqu’il eut éprouvé cent fois l’imminence d’une désintégration par envahissement d’air, et l’effarante menace d’un contact à tout le moins violent, taré, définitif avec le sol – impact, du reste, toujours remis d’un instant l’autre – serrant les poings, les fesses, les dents, fermant les yeux, comme s’il eût pu par induction conjurer le sort et repousser le moment du scandale – sa propre mort si intensément promise, permise, présente, précipitée – il dut admettre au bout du compte, non sans un certain relâchement, qu’il ne s’éveillerait pas au bord d’un lit, livide et chamboulé comme au sortir d’un rêve, et qu’il n’avait pour l’heure d’autre choix que d’accepter, du moins provisoirement, comme on dit ouf, cette chute vertigineuse qui durait, absurde, volage, gratuite, et si l’on veut de s’y asseoir – temporairement – d’y prendre place et d’aviser. 
Voilà maintenant que je m’assois dans ma chute, pensa-t-il, et ce fut la première chose qu’il formula, un demi-sourire aux lèvres, léger comme un brin de paille. Car s’il avait en partie recouvré ses esprits, et pris mentalement ses aises, s’accommodant et jouissant de son sursis, il n’en chutait pas moins continûment, les bras serrés le long du corps, raide comme un piquet, inutile et ramassé comme un petit soldat de plomb.  
Ce qu’il était, ce qu’il avait pu dire ou faire avant de tomber dans ce trou, de quelle réalité avait-il chu et de quel bois cette nouvelle réalité se chauffait-elle, voilà ce qui le travaillait maintenant, et vers quoi tendaient en vain ses forces d’attention. Naturellement, il eût aimé pouvoir se raccrocher à quelque chose de conséquent et de tangible, ressusciter par la pensée une image ou un souvenir de là-bas ou de là-haut, si tant est qu’avaient jamais, malgré l’absurdité de cette hypothèse, existé un là-bas ou un là-haut tangibles, une réalité première, et d’où l’on pouvait basculer – via quelle brèche ? – dans cet espace de contrebande, tout vertical, et y chuter ainsi qu’une pierre, sans même pouvoir se rappeler son nom. 
Je sais tout de même que j’existe, bredouilla-t-il, j’en ai la ferme certitude, je sais aussi que je ne sais, ni n’entends rien à cette folie où le sort m’a plongé, en dépit du bon sens ; ma conscience, à l’évidence, ne m’est pas étrangère, et pourtant, je ne peux décidément mettre la main sur ma mémoire, ni remonter le cours du temps pour retrouver la vie. 
La puissance de ce dernier mot, prononcé du bout des lèvres, le bouleversa comme une révélation. Instantanément, un flot d’images bariolées et chaudes, colorées, pulpeuses, douces et familières, le submergea pour aussitôt s’évaporer, ne lui laissant qu’une impression fugace, intolérable, amère, d’impuissance et d’abandon, et la rage d’avoir manqué le coche d’un rien, quand il avait eu ainsi son salut sur le bout de la langue. Oui, il s’était vu, oui, il s’attrapait, il était là, dans la rue, en compagnie d’une femme qui riait... et puis tout cela avait fait pschitt... Est-ce que tout cela lui était arrivé ?... Ou bien l’avait-il déjà rêvé ?... Ou bien le rêvait-il seulement maintenant ?... Comment savoir ? Oh, comme il eût aimé la vie, à présent ! 
Il se mit à pleurnicher, misérable, mais une trappe parut céder sous lui et l’emporter à vitesse redoublée au fond du gouffre ; il lui semblait maintenant que la chose l’aspirait, qu’on le tirait par les pieds pour l’entraîner droit au néant ; il chutait moins, semblait-il, que ne cherchait à le happer la grande bouche de l’oubli et du non-être, du n’a-jamais-été. Affamé, puissant, malade, le temps cherchait à l’engloutir, et c’était effroyable. 
Il voulut pousser un cri qui faillit l’étrangler mais ne sortit pas ; puis il ferma les yeux, serra les dents, pria avec ferveur qu’on le tire incontinent de ce cauchemar qui n’avait que trop duré – cet effarant supplice – mais rien n’y fit... A nouveau, il dut s’acclimater, apprivoiser sa chute, et reléguer ses peurs tout au fond de lui. 
Je ne sais même pas de quoi j’ai l’air, murmura-t-il un peu calmé, comme un enfant boudeur qui revient vers ses proches, disposé à sourire de son propre caprice. Mes vêtements, si d’aventure j’en porte, pourraient peut-être me renseigner, après tout... Il me faudrait baisser la tête... Je ne suis pas sûr de supporter la vue du gouffre.  
Son pauvre cœur, malmené, se mit à battre la chamade.  
Essayons tout de même... ou plutôt non... après une cigarette. 
Délirait-il ? Sans y penser, machinalement, il décolla lentement les bras de son corps et entreprit de fouiller ses poches à la recherche d’une cigarette, qu’il trouva comme par miracle et ficha entre ses lèvres. Bon sang, comme c’était bon de fumer... il s’en rappelait maintenant. Mais il n’avait pas d’allumettes, et d’ailleurs, la cigarette ne tint pas sous la pression et fut projetée à grande vitesse au-dessus de sa tête.  
Certes, l’essai n’avait pas été concluant, mais enhardi par son toupet et l’expérience de cette détente qui lui ouvrait d’un coup tout un monde de menus gestes et de gratouilles, il décida de renouveler l’opération, or ce qu’il palpa cette fois au fond de sa poche le fit tressaillir d’espoir et uriner de joie – pas grand chose en vérité, mais tout de même deux ou trois gouttes : l’objet qu’il tenait là dans sa main moite, et dont il malaxait les familiers contours, n’était autre qu’un portefeuille, son portefeuille, un portefeuille en cuir, tout bête, qu’il eut soudain la certitude d’avoir possédé tantôt, ailleurs, jadis, et dont il aimait sentir les coutures au bout de ses doigts.  
O prodigieuse, salvatrice découverte ! S’il parvenait à l’ouvrir, ce portefeuille, à ne pas flancher, à en tirer délicatement sa carte d’identité, alors oui, tout en bloc lui reviendrait – il en était persuadé : qui il était, le comment et le pourquoi de cette sale histoire, et la voie pour en sortir, pour réintégrer la vie, si d’aventure il ne devait cette chute, comme il l’avait déjà une fois ou l’autre pressenti et supposé, qu’à un effondrement mental, et pas du tout physique – ou seulement par contrecoup – hypothèse selon laquelle son corps charnel et objectif n’aurait pas bougé d’un pouce, dans la vraie vie – la vie concrète où sont les autres – tandis que son esprit eût battu seul la campagne, kaputt et délabré, dans cette fantasmagorie – auquel cas la vue de cette pièce d’identité ne pouvait pas ne pas le rameuter, pensait-il, ni lui faire un tantinet recouvrer la raison, en lui rappelant ce qu’il était. 
C’est ainsi qu’il s’oublia jusqu’à pencher la tête en direction du portefeuille, dans une ultime et capitale tentative de rédemption. Geste fou, assurément, qui lui offrit en fait de regarder le vide sous lui – vision d’effroi, insoutenable, irréversible, qui lui fit perdre l’équilibre en même temps que les pédales, à tel point qu’il roula sur lui-même, se désarticula, commit contre son gré d’aléatoires pirouettes, pour enfin se trouver cul par-dessus tête...  
Désormais, gémit-il au comble de l’angoisse, c’est tête-bêche que je m’enfonce, immédiatement et sans nuances, droit vers la mort, le grand péril ; je ne lutterai plus, c’est inutile, je m’abandonne ; oui, à l’instant même, je m’abandonne...  
Alors soudain, tout bascula : la paix fondit sur lui, baisa ses pieds, chauffa son cœur, lui délassa les membres, le rehaussa et l’ennoblit ; tout s’inversa ; c’était une chute, oui, mais à rebours, un abîme inversé, resplendissant ; il ne tombait plus, bien au contraire, il lui semblait qu’il s’élançait, qu’il s’élevait à des hauteurs vertigineuses et bonnes, denses, lumineuses, qui l’attiraient et le soulevaient, le remerciaient, le pardonnaient, comme lui-même absolument remerciait et pardonnait, ivre de joie et plein d’amour ; il avait mal vécu, certes – d’ailleurs, il n’avait rien compris – mais peu lui importait de ne rien comprendre, à présent qu’il lâchait prise et qu’on l’emmenait, que descendait en lui, merveilleuse et délicate, une éternelle félicité.
 
(A rebours - Les grandes manœuvres, L'Arbre vengeur, 2010)