QUELQUES CHRONIQUES DES PREMIERS DISQUES
Depuis presque dix ans Krotz Strüder, qui est aussi connu sous le nom de Julien Grandjean,
écrivain de son état, sort des disques dans un absolu anonymat. Il faut
dire qu’il ne les sort que par ses propres moyens et dans des tirages
plus que limités. Dans ces conditions cela n’aide pas vraiment à accéder
à la célébrité. On peut ici estimer qu’il ne la cherche pas non plus.
Il a raison de s’en foutre quand on voit le sort que l’on réserve aux
artistes qui ont autres choses à proposer que les lamentables poncifs de
la chanson française. De toute façon, il est peu probable que le
bonhomme s’identifie à une entité nationale puisqu’il chante autant en
anglais, en français qu’en allemand. Lui, il ne demande rien à personne.
Il fait son truc dans son coin et si d’aventure on parle de lui c’est
tant mieux, ce sera toujours ça de pris. Le temps que l’on aura passé à
écouter sera pris sur celui qu’on aura pu passer à écouter les merdes
qu’on essaye de nous refourguer. Et croyez bien que faire passer dans
ses oreilles les douces mélopées, parfois un peu tordue, de Krotz
Strüder est très loin d’être une perte de temps. Un peu comme André Herman Düne aka Stanley Brinks,
Krotz Strüder distille ses morceaux fait de bric et de broc avec une
sorte de détachement proprement désarmant. Même si on croise quelques
fantômes sur ce disque on saura y trouver de nombreuses sources de
satisfactions nous faisant dire qu’il ne mérite pas forcément la
relative ignorance qu’ont de lui la plupart des gens. Compositeur
ingénieux, il sait mettre en musique non seulement ses textes mais aussi
ceux de Valery Larbaud, Roger Walser, Philip Larkin, Emily Dickinson ou Emily Brontë
comme un insatiable voyageur qui sait que les chemins que l’on emprunte
sont souvent fait d’embûches et qu’on ne les évite pas sans en tirer
les conséquences. Krotz Strüder n’a rien de l’artiste formaté pour
hipsters ou pour bobos qui se la pètent en ne jurant que par un lo-fi
fait par de joyeux petit barbus à lunettes rondes vêtus de pulls
détendus et dont la seule lumière qu’ils connaissent est celle-ce de
leurs chambres. Non, Krotz Strüder est heureusement loin de ces clichés
et la profondeur de sa musique est plus que rassurante parce qu’elle ne
réponds pas toujours à des codes précis préférant suivre son instinct
plutôt que de recracher dix-huit fois la même chanson. Dedalus Geist III
n’a l’air de rien comme ça mais c’est disque qui va bien au delà de la
simple sincérité sans être prétentieux pour autant. C’est peut-être ça
la justesse.
Liability webzine, 2011
Les quelques-uns qui ont la chance de connaître la
poignée de disques intraitables que Krotz Strüder commet puis répand
comme des secrets d’alcôve depuis le début de ce siècle savent peut-être
que dans le civil, ce mystérieux personnage s’appelle, très simplement,
Julien Grandjean. Peut-être l’ont-ils croisé en littérature via son
beau livre Précipité, paru aux éditions de l’Arbre Vengeur,
recueil de textes brefs, anachronique et fulgurant, fascinant condensé
chimique de littératures surannées et de modernité paradoxale, à cheval
entre les narrats de Volodine et les petites proses walseriennes (pour
aller vite et délirer un peu). Ses accointances avec un fantastique de
proximité, son humour taiseux, entre monologue bilieux et péripéties
métaphysiques, le caractère indatable, viscéralement hors-mode de sa
forme en firent un motif d’étonnement vrai et lui conférèrent assez
rapidement ce statut (relativement) enviable de mini-culte, objet
d’amour tordu à se refiler les uns-les autres au sein d’une société
inventée pour l’occasion.
Mais, à la faveur de l’éclosion récente du bel A Few polar songs,
attardons-nous plutôt sur sa production discographique. Il serait
regrettable que sa seule absence de couverture médiatique suffise à nous
en tenir éloignés plus longtemps (il faut dire que l’intéressé crée à
tour de bras, sans label ni réseau et demeure pour l’instant d’une
rareté en public presque offensante en regard des prestations scéniques
intenses que l’on connaît de lui…). Neuf disques en moins de sept ans,
arrachés chaque fois à la fièvre d’un écrivain en vacances anxieuses,
jetés directement du quatre-pistes calenchant au cd-r vite empaqueté
(dans de belles eaux-fortes photocopiées sale, sous le kraft griffonné
main ou dans le blanc très blanc d’un papier seulement raturé d’une
typographie austère), expédié aux copains ou vendu timidement par
correspondance au hasard des coups de foudre. Neuf disques charbonneux
avec ce goût de cuivre sous la dent, tremblant dans le souffle et la
crasse de productions fauchées et belles comme la faim. Cousins osseux
de ceux de Centenaire et faux jumeaux des iconoclasmes de Joséphine
Foster. Solitaires, malgré tout. Quelques chansons de sa main, racées,
intrigantes, et disséminées au hasard des galettes, (La Nuit, ballade apaisée toute écrite sur la pointe des pieds, La Planque, lapidaire et indécidable, complètement flippante, Soutine,
vociférée depuis la plume jusqu’à la gorge…) suffisent à convaincre
d’un talent de songwriter pas si fréquent sous nos latitudes. Le plus
souvent cependant, il aime à empaler sur des grilles d’accords rouillées
la parole de poètes glanés au gré des vagabondages intimes comme au bon
vouloir de son système nerveux. Ainsi Michaux, Artaud, Dickinson,
Apollinaire, Pessoa, Kleist ou Hölderlin sont-ils respirés à plein
poumons puis travaillés sous la molaire, chantées comme pour la première
fois, tétanos en prime et rendus à notre présent simple par la grâce
rudimentaire d’une guitare vieille comme le givre. Strüder, en toute
humilité, en toute innocence, dialogue avec les voix passées (et
peut-être à venir). Il se revitalise à leur contact. En français, en
anglais, en allemand, en chuchotis et grognements. Mélodies cœur en
croix harmoniquement chiadées, son idéalement pourri, chant grave d’un
navire qui va coulant. L’émotion toujours intacte de chansons brèves et
riches de langages multiples où rien n’est laissé en paix (folk troublé
par les accords de jazz, Ravel et Schubert sculptant des blues en silex,
Syd Barrett et les Cure impressionnistes de Seventeen Seconds,
punk à froid, et lui, féminin sans androgynie, chanteuse réaliste passée
de l’autre côté du rétroviseur, Nico-Wyatt tout à la fois). Le monde
saisi comme un émerveillement indissociable de l’effroi. Nimbé d’une
lumière poudreuse. Avec une aura folle. Des chansons moins lettrées
qu’amoureuses, remontées de la vie même, et nues comme la main. Avec
dedans le dormir et le pleurer, les batailles de boules de neige, le
trop aimer/le mal aimer, tous les refus et ce qu’il y a de dingue à se
sentir caressé quand même. Krotz Strüder écrit, compose, adapte, chante
et joue comme on va chercher sa petite sœur à l’école. C’est
parfaitement irraisonnable. C’est bouleversant.
Florian Caschera, Chronic'Art, mars 2009
Où l’on réalise que l’album Alles klar, chroniqué dans ces colonnes il y a six mois, était le
deuxième volet d’une trilogie. Où l’on retrouve avec bonheur le ton à la fois
gothique et réaliste des chansons de Krotz Strüder, toujours poète, pour le
troisième et dernier CD-R, tiré en première édition à seulement cinquante
exemplaires. Mêlant, sans préjugé, jazz, coldwave, pop réaliste et accords
minimalistes de guitare bluesy, Krotz Strüder trimballe au-dessus de sa tête,
telle une épée de Damoclès, un spleen contagieux, inquiétant et venimeux.
L’imminence de la tragédie ménage alors un calme d’une profonde vérité. Dans
l’oeil du cyclone, l’équilibre fragile des éléments (des notes qui n’hésitent
pas à composer avec les silences, des mots choisis qui économisent le souffle
d’une voix un peu cassée) semble tenir à leur immobilité, leur tranquillité.
Les contrastes de tempo et de couleurs finissent par tirer toujours vers des
gris colorés, des tons rompus, patinés par l’expérience et la pratique
généralisée de l’ambiguïté ou du bizarre. Les voisinages incongrus d’une
matière à l’autre ressemblent à cette complexité globale et harmonieuse que
seuls le chaos et le hasard peuvent engendrer. En refermant l’album, Krotz
Strüder fige le paysage juste avant le drame, polaroïd de l’état des moindres
choses avant qu’elles ne retournent au néant.
Magic. Marie Daubert.